Le printemps arabe ne peut être considéré comme un événement isolé, il s’agit, au contraire du point de départ d’un processus de transformation long et constant, affirme Hicham Alaoui, chercheur associé du Centre Weatherhead de Harvard.
Hicham Alaoui n’était qu’un jeune prince de sept ans, en 1971, lorsqu’il assiste à la tentative de coup d’état militaire contre sa famille à l’intérieur même du palais royal marocain. Le coup avortera et la Monarchie marocaine vielle de 350 ans continuera sous le règne de son oncle, le roi Hassan II. Mais Hicham Alaoui a été témoin direct de la violence, son père fut blessé alors que des dizaines de personnes étaient tuées dans le palais. Ce souvenir restera gravé, de manière indélébile dans sa mémoire et servira de toile de fond à une réflexion spirituelle et politique qui le portera à penser bien au-delà des structures de la monarchie, sur la scène internationale.
Au fil des ans, au fur et à mesure qu’il s’est exprimé plus ouvertement en faveur de la réforme, ses relations avec sa famille se sont détériorées. Il y a vingt ans, il s’est séparé de la monarchie et a récemment demandé officiellement au roi d’être relevé de son titre, renonçant ainsi à sa position dans la lignée royale de succession. Aujourd’hui, en tant que chercheur et doctorant en études orientales à l’Université d’Oxford, et chercheur associé du Centre Weatherhead d’Harvard, Hicham Alaoui milite pour une réforme démocratique dans le monde arabe.
Le Centre Weatherhead l’a interrogé sur les points marquants de sa biographie qui permettent d’expliquer son cheminement vers la dissidence. Hicham Alaoui parle également des échecs et des espoirs crées par le printemps arabe – et analyse les nouveaux élans pour le changement qui agitent de nouveau toute la région.
Q : Suit à ce traumatisme vécu dans votre enfance, quels autres moments ont contribué à vous pousser à quitter la Monarchie ?
R : Je pense qu’il y a eu de nombreux points d’inflexion qui ont conduits à cette rupture. Certes, lorsque j’ai commencé à recevoir une éducation occidentale et libérale qui mettait l’accent sur la pensée critique, j’ai été exposé aux histoires et aux civilisations du monde. Ensuite, ma vie professionnelle m’a amenée à faire le tour du monde. J’ai senti que mes expériences complétaient l’éthique islamique dont j’avais été imprégné dans ma jeunesse. Dans ma vie personnelle, le décès de mon père en 1983 m’a rapproché de mon oncle le roi Hassan II, en ce sens que je suis devenu membre de son noyau familial, ce qui a posé beaucoup de questions sur mon rôle.
Mon oncle était un homme de grande stature et de caractère très fort. Nos rapports étaient tumultueux mais nous avons toujours réussi à surmonter les nombreuses crises personnelles grâce à un mélange de dialogue, de respect mutuel et d’une affection discrète.
Q : Après la mort de votre oncle le roi Hassan II, beaucoup ont entretenu l’espoir d’une monarchie constitutionnelle sous le règne de votre cousin Mohammed VI après le règne absolutiste de son père, mais ce rêve ne s’est pas réalisé. Pourquoi ?
R : On attendait beaucoup de changements politiques profonds qui ne se sont pas concrétisés. Le roi lui-même avait brièvement envisagé l’idée de déléguer le pouvoir aux institutions, mais il l’a rapidement abandonnée, et les élites politiques l’ont suivi, de manière opportuniste, ou par complaisance. Je connaissais très bien le système de l’intérieur, et il fallait plus que des vœux pieux pour le réformer.
En fin de compte, au lieu d’un programme de démocratisation, le roi a opté pour le ‘développementalisme’ d’État. Cette nouvelle politique a permis de créer d’importantes infrastructures pour le pays, mais n’a finalement pas réussi à générer une croissance économique durable et une distribution équitable des ressources en raison de l’absence de l’état de droit.
À l’époque, j’appelais à une démocratisation progressive, résolue et avec des repères clairs. Il est donc évident que lorsque le Maroc a commencé à s’éloigner de cette direction, ma voix, comme celles de beaucoup d’autres, est devenue de plus en plus problématique.
Q : Vous et votre cousin le roi Mohammed VI n’avez qu’un an d’écart.
R : Oui. Nous étions les meilleurs amis du monde et nous avons grandi ensemble. Mais il a les impératifs de l’État et j’ai la force de mes convictions.
Avec lui, je n’avais plus affaire à une figure paternelle, la dynamique de la relation était complètement différente. Ma présence était plus provocatrice et stimulante pour le nouveau roi que pour son père, pour diverses raisons. Quand le Maroc n’a pas pris la direction de la monarchie constitutionnelle, il est devenu clair que vivre dans le même espace deviendrait impossible, parce que je n’allais pas abandonner mes convictions ou mes revendications.
Q : Quel a été le point de rupture pour vous ?
R : Lentement, les choses se sont construites en crescendo, puis les organes de sécurité sont intervenus. Quand j’ai réalisé que ma situation n’était plus gérée par le roi lui-même, j’ai compris que les choses avaient définitivement changé pour nous, et pour toujours. Au début, c’était douloureux, mais avec le recul, je me suis rendu compte que cela avait levé toutes les ambiguïtés.
Q : Y a-t-il eu des représailles contre vous ?
R : J’ai vécu ce que de nombreux militants et critiques ont vécu. Les services de sécurité ont tout fait pour m’impliquer dans des complots contre le roi ou contre la sécurité de l’État. Je suis toujours la cible de campagnes de presse vicieuses, d’intrigues imaginaires, d’étranglements économiques, tous “autorisés” par le palais royal. Enfin et surtout, j’ai la médaille d’or de l’ostracisme au Maroc – les fonctionnaires qui pourraient entrer en contact avec moi sont punis. Mais je fais partie des chanceux. D’autres ont atterri en prison ou ont perdu la vie pour avoir résisté à l’absolutisme depuis l’indépendance de la France en 1956.
Q : Même s’il y a une rupture définitive entre vous et la monarchie, et que vous vivez maintenant aux États-Unis, vous retournez toujours au Maroc. Vous n’êtes pas un exilé, vous êtes un dissident. Si votre pays était un autre pays, disons l’Arabie saoudite, votre situation aurait pu mal finir.
R : Faites attention à ce que vous dites, parce que l’histoire n’est pas terminée. J’aime à penser que c’est différent au Maroc. Paradoxalement, dans notre histoire, il y a eu beaucoup de décapitations violentes de princes, d’hommes de savoir, de citoyens ordinaires jetés au cachot, etc. Mais au cours des cinquante dernières années, notre société a réagi et a construit une sorte de pluralisme.
Cependant, le monarchisme traditionnel au Maroc a la cruauté dans son ADN. Bien que le régime soit plus contraint, il se déchaîne encore sporadiquement. De fait, depuis 2011, nous assistons à une détérioration de la situation des droits de l’homme dans mon pays. Alors qu’avant 2011, le régime considérait les groupes d’opposition comme des adversaires politiques, il les considère désormais comme des ennemis hostiles. Aujourd’hui, les journalistes risquent la prison et la liberté d’expression est considérablement restreinte. Le régime pourrait bien revenir aux abus généralisés du passé, alors qu’il est confronté à la pression populaire et à l’incertitude. L’important pour chacun, c’est d’avoir de la détermination et d’être prêt à toute éventualité.
Q : Parlons du printemps arabe, la vague de soulèvements de masse qui a renversée les dictateurs dans six pays arabes (Tunisie, Égypte, Libye, Yémen, Algérie, Soudan) entre 2011 et 2019. Elle a fait naître l’espoir d’une véritable transformation dans la région. Mais après la première série de soulèvements, l’élan s’est arrêté. Les dirigeants autoritaires et militaires ont pris le pouvoir ou les pays ont été entrainés dans la guerre civile. Aujourd’hui, la Tunisie est le seul pays de la région à avoir un système clairement démocratique. Au plus haut niveau, pourquoi le printemps arabe a-t-il échoué ?
R : Lors de sa première occurrence, le printemps arabe a implosé en raison de l’intervention géopolitique de certains pays du monde arabe qui voulaient faire dérailler l’expérience démocratique. L’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis et l’Égypte ont tout fait pour que cela échoue.
En second lieu, les révolutions ont échoué parce que bon nombre des mouvements sociaux qui ont été à l’origine de ce changement se sont contentés d’observer et non de traduire leurs revendications en politiques concrètes, ils ont également refusé de devenir des acteurs politiques institutionnels. Ils ont essentiellement provoqué la chute des dictateurs, mais ils ne se sont pas transformés en partis politiques.
Q : Dans vos conférences, vous divisez le printemps arabe en trois phases. Pouvez-vous les décrire ?
R : La première phase de 2011-2012 a amené les jeunes dans la rue. Lors de cette phase initiale, les gouvernements ont été déconcertés et l’attention s’est portée sur les mouvements populaires qui ont fait appel aux nouvelles technologies et à de nouveaux symboles pour résister à l’autorité et exiger la liberté.
Dans la deuxième phase, des élections ont eu lieu et des partis islamistes sont arrivés au pouvoir en Tunisie, en Égypte, au Yémen et en Libye.
La troisième phase de la contre-révolution a exploité l’échec de nombreux mouvements populaires et forces d’opposition à s’organiser efficacement sur le plan politique. Cette phase a été menée par des régimes contre-révolutionnaires comme l’Arabie saoudite, qui étaient pétrifiés par l’esprit de ces soulèvements démocratiques qui se répandaient comme une contagion dans leurs sociétés. Cette coalition réactionnaire a investi de vastes ressources dans des expériences démocratiques subversives, comme en Égypte, au Bahreïn, en Libye et au Yémen, par des campagnes diplomatiques ou par la force militaire. Les régimes contre-révolutionnaires ont également saturé leurs propres sociétés de promesses de prospérité économique et d’ordre. Il s’agissait de se présenter comme les champions de l’ordre contre le chaos créé par les soulèvements de masse, dans l’espoir de prévenir des troubles potentiels dans leurs propres pays.
Aujourd’hui, la dissidence populaire renaît parce que les régimes autoritaires ne peuvent tout simplement pas tenir leurs somptueuses promesses. Les militants d’aujourd’hui sont dénués de romantisme, ils sont plus stratégiques dans leurs plans comme dans leurs techniques de mobilisation. Nous assistons moins à un mouvement de vague de fond, qu’à des formes de résistance qui s’adaptent aux circonstances particulières de chaque pays.
En réaction, les gouvernements autocratiques sont devenus plus répressifs et brutaux, parce qu’ils réalisent maintenant que leur marge de manœuvre a diminué. Les promesses d’une future réforme démocratique ne sont plus crédibles et les dirigeants n’ont plus la capacité de soutenir la croissance économique et la création d’emplois. La prochaine vague de révolutions a déjà commencé, comme nous le voyons maintenant au Soudan, en Irak et en Algérie. Là-bas, les manifestants ne reculent pas, même face aux pires menaces de violence, car ils savent que les enjeux sont élevés.
Q : Les soulèvements de 2011 ont conduit à la chute de plusieurs dictateurs en peu de temps – la Tunisie, l’Égypte, le Yémen et la Libye – ce qui était sans précédent. Pourquoi les militants ont-ils fait marche arrière à la lumière de victoires aussi remarquables ?
R : Les jeunes, qui étaient à la tête des mouvements, ont pris du recul et ont commencé à observer au lieu de participer, puis, bien sûr, cela s’est arrêté là.
Ils ont essentiellement dit : “Non, nous n’allons pas créer de partis politiques ou y adhérer”. Ils ont dit : “Nous allons rester sans chef.” Ils ont refusé de légitimer les institutions gouvernementales et ont rejeté tout concept d’organisation verticale et hiérarchique. Pourquoi ? Après avoir assisté à des décennies de corruption au plus haut niveau de l’état, ils doutaient de la politique, considérée comme sale, corrompue. Pour eux, maintenir leur idéalisme, c’était essentiellement rester à l’écart.
Ils ont continué à participer à des rassemblements, mais ils n’ont pas réussi à former des coalitions. Ils ne pouvaient pas prendre position pour ou contre les politiques et ne pouvaient donc pas influencer la politique. On peut exercer des pressions en manifestant dans la rue, mais si ces pressions ne parviennent pas à trouver la voie d’accès au système politique, on se retrouve alors complètement marginalisé.
Q : Et dans ce vide de leadership, les factions militaires ont pris le contrôle ?
R : Dans certains cas, les militaires sont entrés dans le jeu parce qu’ils étaient soutenus par les pays contre-révolutionnaires, et dans d’autres cas, les militaires sont intervenus parce que de nombreux secteurs de la société voulaient de l’ordre – ils voulaient mettre un terme au chaos. C’est ce qui s’est passé en Égypte. Là-bas, l’armée était si puissante qu’elle était prête à intervenir au moment où le nouvel élu Mohammed Morsi échouait ; il lui fallait juste une excuse. Et il a fait plusieurs erreurs. Les militaires l’ont déposé et l’ont envoyé en prison, où il est mort en attendant son procès.
Q : Pensez-vous qu’il y aura d’autres soulèvements dans la région, et les activistes tireront – ils des leçons de leurs erreurs passées ?
R : Oui, mais il faudra beaucoup de temps pour obtenir des résultats positifs. Depuis 2011, je défends l’idée que le printemps arabe est un processus, pas un événement isolé. Cela peut prendre dix, vingt ans, et certains pays, comme la Libye ou le Yémen, auront beaucoup de mal à se sortir des guerres civiles dans lesquelles ils sont engagés.
Mais les militants démocratiques d’aujourd’hui sont moins naïfs que les manifestants de 2011-2012. Je pense que les partis d’opposition vont s’organiser maintenant et seront moins triomphants et moins romantiques. Ils pensent davantage au long terme. C’est ce que pensent maintenant les gens de la région.
Les jeunes apprennent, mais ils ne sont pas les seuls. Il y a aussi les classes moyennes et les classes défavorisées. Ce qui est nouveau, c’est que le sentiment de changement s’étend à toutes les classes. Les classes moyennes ont le sentiment d’avoir été exclues de la prospérité et les classes inférieures ont le sentiment d’avoir été complètement marginalisées. Nous assistons à la formation de coalitions plus larges.
D’autre part, je pense que les régimes jouent aussi pour de bon. Les régimes sont beaucoup plus résistants au changement et plus conscients qu’ils risquent de disparaître. A mesure qu’ils seront plus récalcitrants, ils deviendront aussi plus féroces envers les mouvements d’opposition.
- De nouvelles protestations éclatent en Irak et au Liban, elles vont dans le sens de votre analyse sur le fait que le Printemps arabe représente un processus et non un momentum. Y a-t-il quelque chose de nouveau dans ces récents développements ?
Un changement majeur que l’on retrouve dans les protestations d’Irak et du Liban est que les gens se révoltent contre un système qui favorise les élites et engendre la corruption et le népotisme. Mais les principaux gardiens du status quo dans les deux pays sont proches du régime iranien. Donc la révolte a même touché l’Iran. Il s’agit d’un des plus grands développements depuis la première vague de 2011. L’Iran ne peut plus utiliser l’excuse de l’influence des régimes sunnites réactionnaires, parce que les communautés chiites sont aussi en révoltes dans les rues. C’est la nouveauté : L’Iran se retrouve dans le camp contre-révolutionnaire, avec le Hezbollah au Liban et la coalition Hachd al-Chaabi en Iraq qui fonctionnent comme son bras agissant.
En d’autres termes, l’Iran ne peut plus s’aligner avec les ‘opprimés’ ou les masses qui veulent le changement avec le Printemps arabe. L’Iran va à contresens de l’histoire et perd son avantage comparatif. Il semble qu’il reproduit en miroir les actions de l’Arabie Saoudite dans sa propre sphère d’influence.
Par conséquent, le paysage plus vaste de la division entre sunnites et chiites est en train de se transformer, ce qui rend le conflit saoudien / iranien moins central. Les gens ont maintenant la même lutte commune : la lutte contre le système. Il s’agit d’une manifestation précoce d’une profonde aspiration démocratique susceptible de modifier le paysage géopolitique.
Q: La religion a-t-elle joué un rôle dans le printemps arabe?
R: Le printemps arabe a prouvé que l’islamisme n’était pas une fatalité dans la politique de tous ces pays. Les islamistes n’ont pas dirigé ces mouvements. Ils sont arrivés au pouvoir parce qu’ils étaient mieux organisés. Mais une fois au pouvoir, ils n’ont pas reçu de chèque en blanc. La religion érigée comme forme de gouvernance avec des édits religieux, etc., appartient peut-être au passé. Nous devons séparer la religiosité – l’idée selon laquelle les religions devraient jouer un rôle et donc être présentes dans la sphère publique – de l’idée que des groupes fondamentalistes peuvent gérer le pays. Il est clair que ce n’est plus le cas. Il existe un profond désir de responsabilité et de pluralisme.
Q: Les Américains se trompent-ils dans leur manière de penser au Printemps arabe et aux transformations qui se produisent dans le monde arabe?
Je pense qu’ils se trompent lorsqu’ils croient à « l’exceptionnalisme oriental », à savoir que les Arabes ont une sorte d’attirance pour les régimes autocratiques.
Le corollaire à cela est qu’on peut penser que le Printemps arabe a échoué parce que certes, des jeunes sont sortis dans la rue, mais la majorité des personnes aiment les autocrates. Il y a quelque chose dans leur histoire et leur religion, dans leur psyché, qui fait qu’ils sont plus attirés par cela. Je pense que cette idée est très fausse. En l’occurrence, cette soi-disant exception arabe a été brisée aujourd’hui.
Q: Beaucoup d’entre nous se souviennent des succès des révolutions du début des années 90 – la chute du mur de Berlin, l’effondrement de l’Union soviétique, etc. – qui ont démantelé les régimes communistes en Europe de l’Est. Pour l’Occident, cela représentait une victoire de la démocratie libérale. Pourquoi ce cycle de révolutions d’il y a trente ans a-t-il réussi, mais pas le printemps arabe ?
A: Il y a de fortes similitudes. Tous deux étaient des expressions de la frustration et de la colère de la population face à des régimes autoritaires en faillite morale et économiquement affaiblis. Les deux vagues de soulèvements de masse ont reflété la longue accumulation historique d’injustices et de griefs subis par des générations de citoyens. Les deux se sont propagés par diffusion, ce qui signifie que les mouvements de protestation et les leaders de l’opposition se sont inspirés les uns des autres, ils ont échangé leurs stratégies et leurs symboles à travers les frontières. Les deux mouvements ont choqué le monde : ni les politologues ni les décideurs politiques n’ont prédit que ces États autocratiques seraient secoués par des révolutions.
Cependant, il existe de nettes différences. Les révoltes de 1989 exprimaient l’effondrement de tout un système et de toute une idéologie, à savoir le communisme et le système étatique de parti unique. Elles ont profité de l’épuisement de l’Union soviétique, qui était le centre de gravité naturel du monde communiste. Dans le monde arabe, cependant, il n’existe pas de centre de pouvoir impérial ou de poids lourd géopolitique dont la seule désintégration déclencherait, par un effet domino, la disparition d’autocraties qui lui sont liées.
Les révoltes en Europe de l’Est ont abouti à des réformes démocratiques car les pays du bloc de l’Est, pour la plupart, ont été laissés tranquilles. Par ailleurs, ils ont reçu de fortes incitations pour rejoindre l’Europe. Et la Russie était fondamentalement trop faible pour intervenir. Le gouvernement Eltsine était en ruine. L’Union soviétique opérait sa transition d’ancien Empire et était tellement prise par ses propres problèmes qu’elle ne se tournait pas vers l’ouest. L’OTAN et l’UE étaient en expansion.
Dans le cas de la Pologne, les forces de changement se sont organisées en partis politiques. Les gens ont pris part aux élections et ont dirigé l’État. Ils n’étaient pas observateurs. Václav Havel [ancien président de la République tchèque] n’était pas observateur.
Dans le monde arabe, des pays contre-révolutionnaires ont injecté des milliards de dollars pour soutenir des coups d’État et des dictateurs. Ils les ont soutenus non seulement financièrement mais aussi militairement.
Les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et la Russie interviennent tous militairement dans des lieux différents – pas nécessairement en coordination, mais en fonction de leur propre agenda.
L’influence de la Chine sur la région est encore incertaine, compte tenu de son initiative « Nouvelle route de la soie ». Nous savons que le régime soudanais serait tombé bien avant si les Chinois n’avaient pas soutenu le gouvernement soudanais pendant longtemps.
Enfin, nous ne pouvons ignorer l’influence de l’Occident. Il a embrassé la chute du mur de Berlin et a traité chaque avancée révolutionnaire en Europe comme une victoire morale de la démocratie libérale. Au Moyen-Orient, l’Occident a accueilli les soulèvements du Printemps arabe avec scepticisme et même crainte ; il s’était habitué depuis longtemps à traiter avec des autocrates amicaux pour des questions de stratégie, et beaucoup redoutaient les dangers de ce qu’ils pensaient être l’alternative inévitable, l’islamisme. De nombreux décideurs occidentaux avaient adopté des théories qui ne prévoyaient que chaos et extrémisme après l’éventuel départ de leurs dictateurs préférés. Ironiquement, ces assomptions sont devenues des prophéties auto-réalisatrices.
Q: Comment caractérisez-vous la politique étrangère américaine au Moyen-Orient?
R: En résumé, voici comment je compare les trois derniers présidents. Avec l’invasion de l’Irak, Bush a imposé l’hégémonie directement « sur le terrain », tandis qu’Obama a montré une sorte de domination politique « sans prise en main » dans la région tout en se concentrant davantage sur l’Asie et le Pacifique. Trump impose une hégémonie « à distance » en donnant carte blanche à certains régimes autocratiques pour gérer le Moyen-Orient, sans aucune contrainte. Le résultat est une politique étrangère chaotique sans objectifs clairs.
Les États-Unis ont infligé d’énormes dégâts à leur réputation dans la région. Il faudra du temps et un effort herculéen pour rétablir son prestige et sa confiance.
Q : Le Maroc est l’une des dernières monarchies du monde arabe, et il jouit depuis des siècles d’une grande légitimité et d’une certaine affection du peuple. Mais au cours des dernières années, la situation a commencé à changer, et les marocains sont de plus en critiques par rapport aux iniquités sociales et au clientélisme. Comment le Maroc a-t-il évité le printemps arabe ?
R : Le Maroc a contourné le printemps arabe en convoquant des élections anticipées et en introduisant quelques amendements constitutionnels, mais une fois que la pression a diminué, le régime est revenu à ses anciennes habitudes.
Q : Quel est le sentiment actuel envers la monarchie aujourd’hui ?
R : Il y a deux analyses qui coexistent : certains considèrent que les bases institutionnelles sont saines et que le Maroc avance à son rythme. Même si une crise devait survenir, elle pourrait être traitée dans le cadre institutionnel existant. D’autres considèrent que la situation est ténue. Je fais partie des tenants de cette seconde analyse. Nous assistons à l’émergence de différentes formes de protestations populaires, des boycotts aux hymnes dans les stades de football, ce qui pourrait indiquer que le pays approche un tournant. Si une rupture se produit, elle peut être positive, mais elle peut aussi sombrer dans la violence. L’avenir est plein de possibilités.
Q : Comment le Maroc peut-il faire marche arrière ?
R : L’un des problèmes fondamentaux est que la monarchie a discrédité toutes les formes de partis politiques en les cooptant de plusieurs façons – en leur donnant de petits espaces de travail mais sans pouvoir réel, et en organisant des élections prévisibles qui leur assurent une majorité réduite au Parlement. Il s’agit d’une sorte de pluralisme superficiel et édenté. Le dernier parti complètement discrédité est celui des islamistes, ou PJD, le Parti de la justice et du développement, qui a dirigé le gouvernement après 2011.
En supposant que la monarchie soit à la fois disposée et capable de restaurer la confiance par rapport à ses intentions démocratiques et qu’elle puisse revenir sur la polarisation politique qu’elle a alimentée, elle devrait encore faire face au fait qu’elle a discréditée tous les partis politiques officiels. Le défi serait de réussir à élaborer un discours honnête vis-à-vis des forces politiques et inviter au dialogue des partis, qui en plus d’être anti-systémiques, ne se sont pas encore organisés de manière cohérente en opposition formelle.
Si les bases d’une nouvelle orientation étaient jetées, il y aurait quoiqu’il en soit très peu de patience pour accepter le gradualisme vues les inégalités alarmantes qui caractérisent le paysage socio-économique. Le baromètre arabe, un réseau de recherche indépendant spécialisé dans les sondages d’opinion, montre que 44 pour cent de la population veut maintenant un changement immédiat et radical. Plus de 40 pour cent de la population espère émigrer. Et quand vous regardez les jeunes de moins de trente ans, ce chiffre grimpe jusqu’à 70 pour cent.
Q : Quel rôle envisagez-vous pour vous-même dans l’avenir ?
R : Je suis réaliste. Sous le règne de Mohammed VI, ma vie au Maroc était dans une impasse totale. Je sais que je suis ici chez moi aux États-Unis. C’est ici que j’ai pu rester physiquement en sécurité et mentalement sain. Ici, je me suis ouvert à de riches horizons intellectuels et j’ai pu poursuivre mes propres projets. Je ne changerais cette position pour rien au monde.
Je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve, mais je peux dire ceci : l’avenir du Maroc appartient aux jeunes de notre pays, qui le façonnent déjà avec courage et intelligence. Pendant trente ans, j’ai dit que je ne renoncerai pas à la liberté de penser et d’exprimer mes opinions, quoi qu’il arrive. C’est quelque chose que je défendrai jusqu’à la fin. Quel qu’en soit le prix.
Michelle Nicholasen, spécialiste des communications, Weatherhead Center for International Affairs, Université d’Harvard
Hicham Alaoui, chercheur associé du Centre Weatherhead de Harvard, est un candidat DPhil en études orientales au St Antony’s College de l’Université d’Oxford. Ses recherches portent sur la démocratisation et la sécularisation dans la période de l’après-printemps arabe.