Après avoir couvert durant quatorze ans l’actualité du Maghreb et le terrorisme islamiste pour le quotidien espagnol El Pais, où il était entré en 1979, le journaliste Ignacio Cembrero a démissionné le 30 avril. Dans un courriel envoyé à ses collègues et à la profession, le reporter explique ses raisons : « Je m’en vais parce que, pour utiliser un euphémisme, je ne me suis pas senti soutenu par la direction depuis que le gouvernement du Maroc a annoncé qu’il portait plainte contre moi en Espagne pour apologie du terrorisme. »
L’affaire remonte à septembre 2013, quand le journaliste publie sur son blog, « Orilla Sur » (« rive sud »), hébergé sur le site d’El Pais, une vidéo d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) qui menace pour la première fois le Maroc et critique « le népotisme et la corruption » du roi Mohammed VI avant d’inviter les jeunes Marocains à « émigrer vers Allah plutôt qu’en barque ».
Au Maroc, cette vidéo fait grand bruit. Le journaliste Ali Anouzla, directeur du site arabophone Lakome, est immédiatement arrêté pour l’avoir diffusée, puis remis en liberté provisoire, le temps qu’il soit jugé, probablement le 20 mai, pour « assistance matérielle », « apologie » et « incitation à l’exécution d’actes terroristes ».
« LA DIRECTION M’A DONNÉ TROIS JOURS POUR CHANGER DE POSTE »
Aussitôt, le gouvernement marocain menace de porter plainte contre El Pais, plainte que le premier ministre Abdelila Benkirane dépose finalement en janvier. Trois semaines plus tard, la direction du quotidien annonce à Ignacio Cembrero sa mutation dans le service du supplément dominical et son remplacement au poste de correspondant au Maghreb par le chef du service politique. « Je leur ai demandé d’attendre que la plainte soit archivée, mais la direction m’a donné trois jours pour changer de poste, en me disant que ma mutation était urgente », raconte Ignacio Cembrero auMonde.
« La plainte du Maroc n’a aucune influence sur les choix de la direction, rétorque une source haut placée dans la rédaction. Beaucoup de changements ont été réalisés ces derniers mois. M. Cembrero aurait pu continuer à écrire sur le Maroc ou l’Algérie depuis la section dominicale. Cela faisait quatorze ans qu’il occupait son poste mais cela ne veut pas dire que ce poste lui appartient à vie. »
La coïncidence de dates entre la mutation et la plainte marocaine, ainsi que le silence du journal sur l’affaire Ali Anouzla, que M. Cembrero n’a évoquée que sur son blog, ont cependant suscité des doutes dans la presse nationale et internationale, sur de possibles pressions sur le journal, qui traverse une période difficile. Le groupe Prisa, auquel il appartient, affiche une dette de 3,2 milliards d’euros.
PÉDOPHILE ESPAGNOL GRACIÉ PAR LE ROI
Le gouvernement espagnol a tout intérêt à ne pas fâcher Rabat, dont la collaboration est indispensable pour lutter contre l’immigration clandestine, en particulier vers les enclaves de Ceuta et Melilla, situées au Maroc, et contre le terrorisme. Or l’année 2013 a été particulièrement dure pour la monarchie marocaine et Ignacio Cembrero s’en est fait l’écho. C’est lui qui a révélé l’affaire Daniel Galvan, du nom d’un pédophile espagnol condamné pour le viol de 11 enfants et gracié par le roi, provoquant de vifs remous au Maroc.
En juin 2013, il avait également publié un article très polémique dans lequel il racontait les longues absences de Mohammed VI, qui multiplie les voyages et est rarement présent au Maroc. Il a enfin suivi de près les circonstances de la mort de deux jeunes Hispano-Marocains de Melilla, tués par la marine royale marocaine en octobre alors qu’ils étaient à bord d’un Zodiac. Une affaire particulièrement marquante du fait du silence de Madrid, qui n’a pas demandé d’explications à Rabat sur le drame. De quoi en faire un journaliste gênant. Au chômage, Ignacio Cembrero n’en a pas pour autant remisé ses stylos. Il s’attelle à présent à l’écriture d’un livre.