Auteur : Entretien conduit par Hédia Baraket pour la Presse.tn
Entre son métier — les énergies renouvelables — et un livre qui brise la règle du silence dans la famille royale et plaide pour l’abolition du Makhzen* au Maroc, Moulay Hicham, cousin du Roi Mohammed vi, était à Tunis le temps d’un colloque organisé par sa fondation* sur « Les intellectuels et les transformations historiques dans le monde arabe. »
Les intellectuels arabes brillent par leur absence dans les printemps arabes. En quoi ce manquement est-il inquiétant et qu’attendez-vous au juste de ce colloque ?
La genèse de ce colloque se trouve justement dans cette interrogation toute simple : comment expliquer l’absence de l’intellectuel dans cette phase déterminante de l’histoire arabe, à savoir le printemps arabe ? Alors qu’ils étaient présents dans les mouvements de lutte pour l’indépendance, l’édification de l’Etat Nation, la lutte contre l’impérialisme, alors qu’ils ont accompagné les grandes questions comme le post-colonialisme, la question palestinienne, la question identitaire, l’islam politique, l’islam et la sécularité, les intellectuels arabes semblent aujourd’hui manquer le grand rendez-vous de la pensée du printemps arabe et la réflexion sur son avenir. Sont-ils dépassés par les événements ? Sont-ils doublés par les jeunes générations de bloggeurs qui, avec une autre relation au savoir et à l’action semblent dominer le débat public ? Leurs grandes causes sont- elles en panne ou en décalage ? Passent-ils par une transformation de leur fonction sociale, de leur relation avec le pouvoir et avec le public ? Ou est-ce la relation des gens avec le savoir qui a changé ? Ou peut-être que le prototype de l’intellectuel par excellence a évolué parce qu’aujourd’hui il est lié d’une manière ou d’une autre à l’Etat et qu’il a perdu de son autonomie ? Beaucoup, en Occident surtout, ont une approche trop technocratique de la transition démocratique. On considère le rapport des forces entre un camp et un autre. Dans le camp des régimes autoritaires, l’appareil sécuritaire, l’économie, le contrôle des institutions et des espaces et dans le camp du changement, les disparités économiques, la prolifération des réseaux sociaux, la diffusion des normes démocratiques, des droits de l’homme… Cette vision est importante mais réductrice. Il lui manque la place et le rôle de l’intellectuel. Selon moi, la présence de l’intellectuel organique comme le définit Gramsci est nécessaire parce qu’elle permet d’assurer une fonction pédagogique et de faire l’interface entre les valeurs, les idées et les programmes politiques.
Comment expliquez-vous cette difficulté à classer l’intellectuel arabe actuel, à définir sa fonction et à articuler son rôle au présent ?
Nous sommes encore trop à la recherche de l’intellectuel sartrien alors qu’il y a de profondes mutations qui s’opèrent. Je pense que les approches classiques sont défaillantes. Elles sont importantes et robustes, mais je pense qu’il faut creuser plus loin et adopter l’approche inverse : avant de travailler sur les typologies, il faut commencer avec des constatations de terrain. Alors peut-être qu’au lieu de trouver l’intellectuel prototype ou classique, nous allons trouver autre chose. C’est qu’il n’y a pas une définition unique de l’intellectuel. Les définitions sont constamment en mutation. Il y a l’intellectuel à la française, il y a le « scaller » à l’anglo-saxonne, il y a le « public intellectuel »… Tous ces acteurs ont ceci en commun qu’ils mènent réflexion, analysent conscience politique, conscience morale et action politique. Ce sont les contextes qui diffèrent. Je me demande si, dans les printemps arabes, il ne faut pas rechercher l’entrepreneur politique qui se situe entre la réflexion et l’action. Là-dessus la communication du Pr. Hmida Ennaifer était particulièrement éclairante avec le rappel de cette dualité originaire dans le monde arabo-musulman entre le âalim (le savant) et le faqih (le jurisconsult) : le savant qui avait une autorité politique ; celle du tachriî (la législation) et le faqih qui avait une connaissance sectorielle d’un domaine précis. Nous avons vu comment, à la demande de la problématique de l’Etat Nation, du nationalisme, ensuite du nouveau contrat social, le savant et le faqih ont graduellement cédé place à « Al Mouthaqqaf », l’intellectuel au sens moderne. Aujourd’hui, nous sommes peut-être devant une nouvelle problématique dictée par l’actualité, face à quelque chose de latent qui est en train d’émerger et qu’on verra plus clairement, une fois le décalage horaire passé… La nécessité du rôle des intellectuels est, tout compte fait, beaucoup plus importante ici qu’ailleurs et qu’en d’autres temps. Le besoin d’une interface qui joue un rôle pédagogique, établit des objectifs et des prérequis est fondamental.
Après avoir soutenu les printemps arabes, vous en avez dressé un état des lieux sans complaisance en novembre dernier, lors de l’édition 2013 de la conférence Harvard Arab Week-end. Quelle lecture faites-vous des révolutions arabes et leur évolution ?
Le printemps arabe est venu démontrer qu’il n’y a pas de spécificité culturelle qui faisait que les pays arabes soient différents du reste des civilisations. L’argument civilisationnel s’est avéré totalement inopérant, tout comme la théorie du clash des civilisations si chère aux néoconservateurs américains comme aux fondamentalistes et aux démagogues arabes et musulmans. La demande des valeurs universelles s’est avérée être également une demande arabe et musulmane. C’est aussi une révolte contre l’ordre établi mais surtout une répudiation de la politique et du politique comme ils ont été vécus. La fascination pour l’autoritarisme et le sentiment d’impuissance se sont tous les deux cassés. Quand bien même les islamistes ont remporté les élections ou monté autrement au créneau, une chose est sûre : l’ère de l’islamisme révolutionnaire est révolue, elle cède la place à l’islamisme parlementaire. Les régimes théocratiques sont révolus. Même s’ils demeurent attachés à l’identité, les peuples vont être intransigeants sur la reddition des comptes « al mouhassaba ».
Le printemps arabe n’est pas certes un événement en soi mais un long processus qui sera difficile et plein d’embûches.
On pouvait croire que les mouvements des jeunes et les mouvements séculiers en général allaient entreprendre une meilleure structuration et une meilleure organisation. Mais on voit une carence et une défaillance totales sur ce plan. La raison principale à mon avis est qu’il y a, dans les printemps arabes, trop d’idéalisme révolutionnaire et pas assez de pragmatisme politique.
Les problèmes greffés à cela ce sont les clivages politiques. Là où on a buté contre un clivage politique, on a connu la polarisation extrême de la société comme en Syrie. La polarisation nous a renvoyé dans une troisième dimension qui est celle de la géopolitique. On est tombé dans le confessionnalisme et celui-ci nous a très vite plongé dans une lutte géostratégique. Et nous voici devant les trois grands problèmes du printemps arabe : le manque de structuration des forces de changement , la phase ethnique et confessionnelle et l’introduction de la géopolitique, à savoir l’axe Iran-Russie et Golfe-Occident.
Engagé depuis longtemps pour la démocratie au Maroc, vous avez soutenu le mouvement du 20 février en 2012 et vous venez de publier en avril le « Journal d’un prince banni, Demain, le Maroc ». Que représente ce livre pour vous et pourquoi ce besoin de vous livrer en 2014 ?
Ce livre est le couronnement d’un engagement commencé en 1990, c’est l’aboutissement de ma liberté critique et ma liberté de penser peu à peu acquise par rapport au milieu où j’ai grandi. Il y a eu le printemps arabe où mes années d’engagement ont trouvé une actualité. Néanmoins, je me suis fait une violence énorme pour écrire et publier ce livre où je parle à la première personne, ce qui n’est pas dans nos traditions. C’est une violence psychologique telle que toute la campagne médiatique menée contre moi au Maroc me semble insignifiante, dérisoire. D’autant que l’on débat de moi et non de ce que j’ai écrit. Dans ce livre, j’ai rendu compte de mon expérience d’homme libre. J’ai voulu dire que le Maroc ne peut pas avancer sans une mise à mort du Makhzen. Il fut un temps où l’on pouvait encore parler d’une réforme du Makhzen. Ce n’est plus possible désormais. Pour que le Maroc progresse et pour que la monarchie, qui paie le prix du statu quo, survive, il faut en finir avec ce système et avec la relation d’interdépendance entre le makhzen et la monarchie. Ils vivent un peu l’un autre. J’ai décrit ce système de l’intérieur sans rapporter de fioritures ni de ragots. Il y a juste une histoire intensément humaine. Malgré tout, je n’ai pas une obsession du Maroc, j’ai une passion du Maroc. Je veux apporter ma contribution au débat, réunir les conditions d’un débat scientifique et dépassionné, éclairer l’opinion…