AU MAROC DES FUTURS IMMIGRANTS BLOQUÉS, LE RÊVE CANADIEN BRISÉ

Depuis des semaines, Sami* a du mal à trouver le sommeil. En attendant le grand jour, celui du départ vers le Canada, il partage une chambre exiguë chez ses beaux-parents, avec sa femme et ses trois enfants. Le temps est long. D’autant que l’épidémie, synonyme de fermeture des frontières, est allée de pair avec l’expiration de leur visa de Confirmation de Résidence Permanente (COPR). Une situation partagée par une centaine de familles au Maroc.

« Des idées noires passent dans ma tête », soupire-t-il, la voix brisée. « Cette situation est une catastrophe pour moi et ma famille. J’ai des problèmes avec ma femme. Il n’y a que des disputes. Sur des coups de nerfs, on peut facilement divorcer ! »

Derrière les plages ensoleillées de Safi, la ville où il reste présentement, le bleu azur de l’océan Atlantique. Il aurait dû le traverser en mars, par avion, pour se rendre en Colombie-Britannique, sa province d’accueil. « C’était surtout le climat qui m’avait décidé. Il semblait y faire chaud. Immigrer au Canada, c’était le rêve d’une vie. »

Comme beaucoup d’immigrants, Sami avait choisi le programme Entrée Express. Cet outil, lancé en 2015 et destiné à dynamiser l’immigration francophone, est de plus en plus plébiscité chez les nouveaux arrivants.

Théoriquement, le ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada (IRCC) a bien mis en place une procédure de prolongation des documents de voyage et de résidence permanente pour les détenteurs avant le 18 mars. Sauf que dans la pratique, l’obtention de cette prolongation, délivrée par le Centre de réception des demandes de visa à Rabat, la capitale du Maroc, est extrêmement longue. La raison : les bureaux du centre sont fermés temporairement à cause de la pandémie.

« On a la confiance totale pour la prolongation des visas. On veut juste savoir combien de temps va prendre encore le délai. Est-ce qu’on va résister jusqu’à ce jour-là ? Je n’en sais rien. Aujourd’hui même, j’ai été contacté par un ami qui me disait qu’il faut réinscrire les enfants à l’école. On a déscolarisé les enfants avant la fin de l’année scolaire. »

Un stress sur lequel se greffent les problèmes financiers.

« On n’a plus de couverture médicale. On ne peut pas entreprendre de nouvelles démarches pour un nouveau poste. C’est absurde de travailler un mois et dire au revoir à l’entreprise. Ce qu’on fait tous les jours, dès qu’on se réveille, on écrit à l’ambassade du Canada au Maroc. Les familles concernées et nous sommes dans un groupe WhatsApp. Nous sommes 55 familles. Nous nous entraidons. »

LEVÉ À 3H DU MATIN POUR « VOIR LES INFORMATIONS »

Kenza* et son mari font aussi partie de ce groupe improvisé. Malgré les déboires, elle reste attachée à son rêve : quitter le Maroc et venir s’installer en Ontario.

Mais pour ce couple de trentenaires, l’expiration de leur visa est un cauchemar. Avant, tout était orchestré parfaitement. D’abord, l’autorisation du gouvernement canadien, puis la démission de leur travail, en décembre. Au Maroc, un départ équivaut à trois mois de préavis. Le 31 mars, ils devaient s’envoler pour l’Ontario.

« Notre vie est entre parenthèses. On est réglé sur l’heure canadienne. On se réveille sur à 3h du matin, c’est-à-dire à l’heure canadienne, pour voir s’il y a des informations avec l’ambassade, suivre aussi l’actualité du Canada. On est laissé dans le flou. On a du mal à savoir qui est responsable, IRCC ou l’ambassade du Canada au Maroc. Quand on appelle, nous n’obtenons pas d’informations. On reçoit des courriels très généraux. »

Pour Kenza et son mari, leur loyer provisoire est un vrai casse-tête.

« En attendant le jour du grand départ qui devait avoir lieu en mars, nous étions en location jusqu’au 1er avril. Le propriétaire nous a prolongés le bail, mais il nous a dit qu’après le 1er août, ça ne serait plus possible. Un vol avant le 1er août nous arrangerait. C’est angoissant ! »

REPORT INCESSANT DU BILLET D’AVION

Autre personne dans l’inquiétude : Karim*, actuellement à Casablanca. Pour une poignée d’heures, il n’a pas réussi à prendre l’avion pour Ottawa.

« En raison de l’épidémie, le Maroc a fermé ses frontières le 16 mars. Ma femme, ma fille, et moi étions sur le départ le 17 mars. »

Ce chef d’entreprise ne partait pas dans le flou. « J’avais déjà des contacts sur place, et trois ou quatre propositions sérieuses. Convaincre les recruteurs à distance, c’est plus difficile. L’Ontario, c’est l’idéal, pour profiter de la culture anglophone, mais aussi francophone. »

En attendant, il ronge son frein chez ses beaux-parents. « J’ai mon déménagement de prêt, toutes mes affaires sont prêtes, mes meubles sont vendus. On a déscolarisé la petite. J’ai payé pour 6 000 $ de billets d’avion que je dois régulièrement reporter. Dernièrement, on les a modifiés pour le 10 août. Au-delà du 31 août cependant, je ne pourrais plus les modifier, et serais contraint d’en racheter. »

Calme et posé au téléphone, Karim hausse le ton au moment d’évoquer IRCC.

« On attend le retour à la normale, et là on vous recontactera, m’écrivent-ils. Ils disent qu’ils traitent d’abord les urgences ! Il faut comprendre qu’on a toujours été considérés par IRCC comme éligibles pour voyager au Canada. Mais le Maroc bloquait les frontières. Ce n’est plus le cas maintenant, mais notre visa est expiré ! »

Comme lui à Casablanca, Ghita* attend aussi le courriel d’IRCC qui changerait sa vie. « On attend le prolongement du visa », lance-t-elle, le débit rapide.

« Dès que c’est un oui, mon mari et moi sommes prêts à ne pas utiliser nos billets Air Canada, pour en racheter d’autres qui nous permettraient d’arriver plus vite au Canada. »

En attendant, les journées sont forcément longues.

« On est tout le temps sur le téléphone, à la recherche d’informations. On est toujours en train de parler à la communauté ou à des gens dans le groupe qui sont dans le même cas que nous. C’est un stress en permanence. »

Et de conclure : « On a dit au revoir à tout, maintenant, on attend ! »

CONSÉQUENCES SUR L’IMMIGRATION FRANCOPHONE

Attendre encore et toujours. Au-delà du Maroc, des milliers de futurs résidents canadiens sont aussi bloqués dans leurs pays respectifs.

Les conséquences sur l’immigration francophone en Ontario sont encore inconnues. Malgré un bond de plus de 5 000 nouveaux résidents permanents « d’expression française » en 2019, l’horizon 2020 sera probablement entaché par l’impact de l’épidémie.

Selon les données d’ONFR+, quelque 1 240 résidents permanents francophones se sont installés en Ontario entre janvier et mars 2020, contre… 190 pour avril et mai.

Contacté par notre média, IRCC a apporté quelques précisions.

« La pandémie a engendré des défis sans précédent à la frontière. Nous savons que cette période est difficile pour les familles et les autres personnes qui poursuivent leurs démarches dans le système d’immigration et qui sont impatientes de commencer leur vie au Canada. »

Et de poursuivre : « Le Centre de réception des demandes de visa (CRDV) géré par VFS Global a été temporairement fermé le 20 mars, conformément à la décision du gouvernement marocain de déclarer l’état d’urgence sanitaire. Nous travaillons avec VFS Global pour faire en sorte que le CRDV puisse rouvrir le plus tôt possible, tout en faisant de la protection de la santé des clients et du personnel notre priorité absolue. »

IRCC affirme « continuer à chercher des moyens innovants  afin de supporter et aider les personnes qui sont en démarche d’immigration, tout  en suivant les conseils des experts de santé ».

Au moment de mettre ces informations sous presse, l’ambassade du Canada au Maroc n’avait pas retourné nos demandes d’entrevue.

* Les prénoms ont été changés à la demande de nos intervenants.

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