« Le Maroc Dans la Pensée Espagnole », livre de El Houssine Majdoubi Bahida, est une navigation dans le monde des idées produites depuis l’époque de la Reconquête jusqu’à nos jours, la troisième décennie du XXIe siècle en Espagne, afin de comprendre la manière et les mécanismes qui influencent le processus de construction du Maroc en tant que concept dans la culture politique, diplomatique, militaire et sociale de l’Espagne. Il ne s’agit pas d’un ouvrage d’histoire ; l’auteur cherche plutôt à développer des idées sur le Maroc dans leur contexte historique. Il évoque par conséquent certains événements historiques qui ont généré des idées sur le Maroc qui ne sont pas essentiellement liées à l’histoire chronologique des relations hispano-marocaines. C’est pourquoi le livre s’intéresse aux idées de penseurs tels que Ramon Llul, Cánovas del Castillo, Joaquín Costa, Américo Castro ou Blas Infante et non à des rois tels qu’Isabelle la Catholique, Philippe III ou Juan Carlos Ier.
Il s’agit à proprement dit d’une lecture de la pensée espagnole par un chercheur et écrivain de la rive sud du détroit de Gibraltar, dont l’interprétation des faits et la perception de certains concepts peuvent être différentes de celles qui prévalent dans la rive nord, en raison de son appartenance socioculturelle et religieuse, c’est-à-dire arabo-amazighe et musulmane. Le livre s’inscrit dans la dynamique culturelle que connaît le Sud, en passant en revue les productions intellectuelles européennes et occidentales en général ; sur d’autres nations et cultures, en particulier celles qui ont subi la colonisation. Il ne se laisse pas séduire par la tentation chauvine de rejeter la production d’autres cultures, l’occidentale et plus particulièrement, dans ce cas, l’espagnole, mais il analyse et il critique ce produit intellectuel avec un esprit constructif et objectif.
Le livre met en évidence la façon dont la feuille de route intellectuelle espagnole vers le Maroc s’est construite au fil des siècles sans changements fondamentaux, avec quelques modifications au niveau de la terminologie utilisée. En ce sens, l’objectif est de montrer comment la classe politique et militaire a perçu le Maroc jusqu’au milieu du XXe siècle d’un point de vue marqué par la religion. Il montre également comment cette perception a évolué à notre époque, remplaçant l'”ennemi religieux” par des termes géopolitiques tels que “la source de danger du sud”.
Le livre fait appel à certains fondements comme axes pour comprendre les raisons de la prédominance de la tension et de la méfiance à l’égard de la représentation marocaine dans la pensée espagnole, ainsi que les mécanismes qui l’ont conditionnée et la conditionnent encore aujourd’hui. Il résume ces fondements ou axes dans le facteur géographique, c’est-à-dire la manière dont le voisinage a été une source permanente de tension, sachant que le voisinage entre nations explique le déclenchement de la plupart des guerres au cours de l’histoire. Le facteur politique également, qui détermine dans une large mesure le caractère des relations bilatérales, car chacune des deux nations a été construite en s’affrontant à l’autre. Sans oublier le facteur religieux représenté par la différence entre l’islam et le christianisme, qui accentue les différences intellectuelles et identitaires entre les deux peuples de part et d’autre du détroit de Gibraltar.
L’auteur fonde son argumentation sur une idée principale, à savoir que le discours à la fois hostile et tolérant à l’égard du Maroc dans la pensée espagnole s’est développé au cours des siècles précédents et ne remonte pas au XIXe ou au XXe siècle. Ainsi, le livre considère que l’origine du Maroc dans la pensée espagnole se situe dans les thèses du penseur religieux Raimon Llul qui, au XIIIe siècle, qui établit la formule intellectuelle et religieuse de la réintégration de la péninsule ibérique dans la chrétienté, par l’expulsion de l’islam au sud du détroit de Gibraltar.
La pensée de Lull a ensuite été développée et appliquée par des dirigeants politiques tels qu’Isabelle la Catholique, qui a mis fin au pouvoir islamique dans la péninsule ibérique avec la chute de Grenade en 1492, et par des penseurs tels que Cánovas del Castillo, qui considérait les montagnes de l’Atlas dans le sud du Maroc comme les frontières naturelles de l’Espagne chrétienne. Cette ligne de pensée est encore relativement maintenue aujourd’hui par des partis politiques du 21e siècle tels que le Partie Populaire (PP). Elle a été renforcée de manière inquiétante par le parti ultranationaliste Vox, qui veut faire du jour de la chute de Grenade, le 2 janvier, la véritable Fête Nationale de l’Espagne.
En parallèle, le concept de tolérance, qui prône le dialogue et le bon voisinage avec le Maroc, a pris forme avec le ministre espagnol des affaires étrangères, le comte de Floridablanca, qui a contribué à la signature du premier accord diplomatique moderne entre les deux pays en 1767. Floridablanca s’inspire de la philosophie des Lumières qui prévaut en France et en Europe et qui prône l’ouverture aux autres peuples pour les aider à se moderniser. Il a ouvert la voie à l’émergence d’une pensée conciliante et coopérative à l’égard du Maroc, dont les figures les plus marquantes sont Joaquín Costa, Blas Infante et, aujourd’hui, Juan Goytisolo.
Entre les deux thèses opposées des deux derniers siècles, une troisième thèse est apparue qui combine les deux. Elle considère le Maroc comme un grand partenaire qu’il faut aider à se développer, mais à condition qu’il reste sous tutelle espagnole pour ne pas surprendre un jour l’Espagne, dans le sens d’une supériorité notamment militaire. L’un des principaux promoteurs de cette thèse fut le penseur Ángel Ganivet dans son livre “Idearium de España” , qui remonte à la fin du XIXe siècle. Cette vision est actuellement adoptée par le parti socialiste espagnol PSOE, dont les chefs de gouvernement, Felipe González, Rodríguez Zapatero et plus tard Pedro Sánchez, ont tenté de matérialiser cette perception politique envers Maroc.
Pour compléter l’image du Maroc dans l’imaginaire sociopolitique, l’ouvrage passe en revue les différentes perceptions du Maroc dans la création littéraire et artistique, ainsi que la nature des études académiques et géopolitiques, que ce soit dans les universités ou les instituts d’études stratégiques. Il critique le manque d’objectivité de certaines de ces études, qui n’ont pas réussi à se libérer du poids des anciennes perceptions du Maroc. Au regard de tout ce qui précède, l’ouvrage souligne que si l’historien encyclopédique Américo Castro a libéré les études sur Al-Andalus et l’histoire espagnole en général de la vision traditionnelle vers une vision conciliante de l’héritage andalou, les relations maroco-espagnoles attendent toujours l’émergence d’un chercheur de la dimension et du talent d’Américo Castro pour les libérer des préjugés du passé.
D’autre part, le livre critique la déficience des études marocaines sur l’Espagne. Il appelle à la consolidation d’une école hispanique forte qui contribuerait à une connaissance plus approfondie du voisin espagnol au Maroc, en aidant les élites marocaines à adopter des positions basées sur la connaissance de la réalité espagnole plutôt que sur des réactions émotionnelles. Il note également qu’il est inquiétant qu’une perception très négative de l’Espagne commence à se former dans l’imaginaire marocain en réaction à certaines politiques madrilènes considérées comme hostiles. Cette fois-ci, elle n’est pas basée sur la différence de religion comme par le passé, mais sur des faits politiques. Ainsi, à chaque fois qu’une crise éclate entre les deux pays, les Marocains déclarent la guerre à l’Espagne sur les réseaux sociaux.
L’auteur attire l’attention sur les profonds changements géopolitiques que le monde traverse depuis des années, aggravés par la guerre russo-ukrainienne. Il estime que les dynamiques de changement actuelles sont capables de provoquer des confrontations inattendues, comme ce fut le cas lors de la crise de Perejil à l’été 2002. Pour éviter les mauvaises surprises que l’histoire nous réserve de temps à autre, le livre insiste sur la nécessité de réfléchir au destin commun par le biais d’une série de mesures de confiance. Cela inclut la sphère politique, à travers l’utilisation rationnelle de l’accord d’amitié et de bon voisinage signé en 1992, et en faisant de l’immigration marocaine en Espagne un élément de développement plutôt que de confrontation. Il s’agit également de renforcer le dialogue entre les armées des deux pays afin que certaines questions, comme le désaccord sur la souveraineté de Ceuta et Melilla, n’échappent pas au contrôle politique.
Les deux pays rêvent de construire un tunnel ou un pont à travers le détroit de Gibraltar pour relier les continents africain et européen, une tâche titanesque qui défie jusqu’à présent la technologie de la construction. Cependant, les deux pays peuvent construire un pont de compréhension et de dialogue pour se libérer du carcan des préjugés et du spectre du côté négatif de leur histoire commune. Voilà le véritable défi.
Livre : Marruecos en el Pensamiento Español.
Auteur : El Houssine Majdoubi Bahida
Editeur : Salma Taqafia (Tétouan-Maroc)
Date d’édition : mars 2023
Pages : 300
Langue : Arabe