La journaliste Hajar Raissouni  témoigne : « J’ai été violée par l’État marocain »

La journaliste Hajar Raissouni

« Les droits des femmes ne sont pas respectés et il n’y a pas de liberté de la presse au Maroc ». C’est le terrible constat que dresse la journaliste marocaine Hajar Raissouni, emprisonnée voilà un an au Maroc pour avortement et débauche avant d’être graciée par le roi sous la pression d’une mobilisation inédite. Aujourd’hui exilée au Soudan, elle dénonce « l’instrumentalisation du corps des femmes » par l’État marocain. Elle se livre pour la première fois dans la presse depuis sa libération. Un entretien réalisé par Rosa Moussaoui de l’Humanité et Rachida El Azzouzi de Mediapart.

C’était il y a un an. Hajar Raissouni, jeune journaliste à la plume vive et libre dans l’un des tout derniers quotidiens indépendants du Maroc, Akhbar El Youm, était incarcérée pour « avortement illégal » et « relations sexuelles hors mariage ». Son cri d’innocence, les preuves médicales n’y ont rien fait. Verdict : un an de prison ferme.

Son fiancé soudanais Rifaat al-Amine, ainsi qu’un gynécologue, un anesthésiste et une secrétaire médicale étaient eux aussi broyés par la machine judiciaire. L’affaire suscita un tollé à travers le royaume et dans le monde entier : elle a mis en lumière la dictature des mœurs sévissant au Maroc et l’arsenal de lois liberticides et rétrogrades qui punissent de prison le sexe hors mariage, l’adultère, l’avortement ou encore l’homosexualité. Une législation dont le pouvoir peut user, à l’occasion, comme d’une arme pour réduire au silence journalistes critiques et opposants.

Une mobilisation internationale inédite

Moins de trois semaines après sa condamnation, le 16 octobre 2019, coup de théâtre : sous la pression d’une mobilisation nationale et internationale d’une ampleur inédite, Hajar Raissouni était libérée à la faveur d’une grâce exceptionnelle du roi du Maroc Mohammed VI, « commandeur des croyants », qui, habituellement, ne gracie des condamnés que collectivement, jamais individuellement, à l’occasion de fêtes nationales ou religieuses.

Un acte de « compassion et de clémence », justifiait alors le pouvoir, pour « préserver l’avenir des deux fiancés » appelés à « fonder une famille conformément aux préceptes religieux et à la loi ». Le bon vouloir royal ne réparait pas l’injustice, pas plus qu’il n’établissait l’innocence de la jeune femme redevenue libre mais restée coupable aux yeux d’une justice court-circuitée par le plus haut sommet de l’État.

Un an plus tard, les blessures restent à vif. Hajar Raissouni a quitté le Maroc. Elle s’est exilée au Soudan avec celui qui est devenu son mari. Le harcèlement politico-judiciaire n’a jamais cessé : la jeune femme, comme d’autres membres de sa famille, restent, selon elle, les cibles d’accusations fabriquées pour nourrir des procès politiques. En cause : des engagements dans les rangs de l’opposition, le libre exercice du métier d’informer. Hajar Raissouni a accepté de répondre aux questions de Mediapart et l’Humanité.

UN ENTRETIEN INÉDIT.

Un an après cette épreuve, comment allez-vous ?

HAJAR RAISSOUNI Je dirais que mon état est bon malgré les souffrances endurées avec ma famille et mes amis. Malheureusement, avec l’arrestation arbitraire de mon oncle Souleimane Raissouni (rédacteur en chef du journal Akhbar Al Youm emprisonné en mai 2020 pour agression sexuelle après des accusations portées sur Facebook par un militant homosexuel-NDLR), nos vies se sont encore abîmées, d’autant que son arrestation est intervenue quelques mois après la mienne, au terme d’une vaste campagne de diffamation orchestrée par des journaux proches des autorités. Nos blessures ne sont pas guéries.

Comment avez-vous vécu cette épreuve ? L’acharnement contre vous et votre fiancé, que vous deviez épouser quelques jours plus tard, l’examen gynécologique forcé, votre arrestation le 31 août 2019, l’emprisonnement ?

HAJAR RAISSOUNI C’est une expérience très difficile, j’espère qu’aucune femme ne vivra cela après moi. Avant cette épreuve, j’ignorais que les corps des femmes pouvaient être instrumentalisés par un État pour atteindre ses objectifs. Je me suis sentie réduite à l’état d’objet sans valeur ; j’étais privée de ma volonté.

L’examen gynécologique forcé que l’on m’a fait subir m’a fait mal mais personne n’entendait ma voix, mon refus ; j’ai cru mourir à cause des douleurs et de l’hémorragie. C’était une expérience inhumaine : imaginez qu’un « médecin » vous insère de force des instruments le vagin, sans votre accord. Malheureusement, j’ai été violée par l’État marocain.

Pour le reste, je me suis posé le défi de rester forte, de ne pas plier devant l’État. Je me suis souvenue de mes autres collègues emprisonnés et je me suis dit : tu es l’une d’entre eux. Pendant mon incarcération, mon oncle Souleimane m’a appris la patience. Il m’informait de la grande solidarité qui s’exprimait à l’extérieur envers moi. Je regrette aujourd’hui de ne pas pouvoir lui rendre visite à mon tour pour le soutenir comme il m’a soutenue. Pour lui, les visites sont interdites.

Votre fiancé avait également été condamné, ainsi que le gynécologue qui vous avait soignée, un infirmier et une secrétaire. Comment vont-ils ?

HAJA RAISSOUNI Mon mari Rifaat el Amin a traversé avec moi cette tragédie. Il est devenu cible de diffamation à cause de moi. Sa carrière s’est arrêtée à cause du harcèlement. Nous aspirons ici, au Soudan, à un nouveau départ. Nous essayons de vivre une vie normale, sans peur, sans terreur. Depuis notre arrestation, et jusqu’à maintenant, nous n’avons pas pu mener la vie de deux jeunes mariés.

S’agissant des autres, le gynécologue, l’infirmier et la secrétaire, je suis restée en contact avec eux. Malgré la difficile épreuve de la prison, ils tentent aussi de prendre un nouveau départ. Je leur présente mes excuses.

Aujourd’hui je vis dans le même vortex : l’État se venge de nous un par un, c’est désormais le tour de mon oncle Souleimane. Je vis maintenant au Soudan. Si je suis venue ici, c’est parce que j’ai peur de la vengeance de l’État marocain après le harcèlement dont j’ai été la cible.

Vous êtes restée un mois et demi en prison. À quoi ressemblait le quotidien derrière les barreaux ? Étiez-vous soutenue par les autres femmes incarcérées ?

HAJAR RAISSOUNI La vie en prison est très difficile. J’étais isolée de ma famille, de mes amis, de mon travail. Je ne pouvais pas me mouvoir, je ne pouvais rien faire. Les conditions de détention, dans la cellule, étaient atroces. Je dormais par terre, la nourriture était infecte, les conversations téléphoniques étaient limitées à six minutes par semaine. Les inspections bafouaient la dignité humaine.

J’ai passé tout mon temps à lire : la lecture était mon seul moyen de m’échapper. Au début, les autres prisonnières se tenaient à distance. Puis elles ont lu mon histoire dans les journaux, leurs familles les ont informées de mon sort. Là, elles m’ont exprimé leur sympathie.

Vous risquiez jusqu’à deux ans de prison selon le Code pénal marocain, qui sanctionne les relations sexuelles hors mariage et l’avortement quand la vie de la mère n’est pas en danger. Mais, dites-vous, ces accusations ont été fabriquées de toutes pièces. Vous dénoncez un procès politique visant aussi votre famille. Pourquoi ?

HAJAR RAISSOUNI Je n’ai pas avorté, j’ai subi un examen gynécologique forcé. J’ai été arrêtée dans la rue ; il n’y a aucune preuve attestant de l’avortement ni de la relation hors mariage. Je devais me marier deux semaines après la date de mon arrestation. La police a falsifié des rapports médicaux, avant de prétendre que mon refus de signer prouvait que j’avais avorté et que j’avais une relation hors mariage.

Toute cette vengeance est due à mon travail de journaliste, au fait que j’ai couvert le mouvement populaire dans le Rif (région déshéritée du nord-est du Maroc qui a connu un soulèvement en 2016 et 2017 après la mort d’un vendeur de poisson broyé par un camion-benne à ordures – NDLR).

C’était aussi une vengeance contre ma famille, en particulier contre mon oncle Souleimane, connu pour ses éditoriaux sans concession critiquant les services de sécurité et l’appareil judiciaire, que personne, au Maroc, n’ose critiquer. Mon oncle Ahmed, président de l’Union des oulémas, était visé lui aussi, comme mon cousin, qui est secrétaire général de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH), la plus grande association d’opposition. C’était, enfin, une vengeance contre mon journal, Akhbar Al Youm, qui tient une ligne éditoriale indépendante de l’État.

Aviez-vous des engagements politiques ? Lesquels ?

HAJAR RAISSOUNI Étudiante, j’étais une membre du Parti de l’indépendance mais depuis 2013 je n’ai aucun engagement partisan : j’ai choisi de pratiquer le journalisme. Je défends la démocratie et les droits humains à travers mon travail. Je crois qu’il ne peut y avoir de presse digne de ce nom sans respect des droits humains, sans démocratie, sans liberté. C’est le sens de mon engagement journalistique.

Le climat a-t-il changé après le soulèvement du Rif ?

Hajar Raissouni Le Maroc n’est plus le même, depuis le mouvement du Rif. Malheureusement, il y a eu un tournant sécuritaire, le Makhzen [l’état profond au Maroc, NDLR] est revenu en force pour anéantir toutes les marges de liberté conquises après le mouvement du 20 février 2011.

Il y a de graves atteintes aux droits humains, les arrestations politiques se succèdent partout où les gens se révoltent : dans le Rif mais aussi à Jerada, à Zagora. Les organisations de défense des droits humains, la presse indépendante voient leurs marges de manœuvre se restreindre. Des journalistes indépendants, des activistes sont arrêtés, parfois sur la base de simples publications sur les réseaux sociaux.

Comment aviez-vous couvert les événements du Rif, en 2016 et 2017 ?

Hajar Raissouni J’ai écrit la vérité sur ce qui se passait dans le Rif, sur les attaques sécuritaires contre les manifestants, sur la militarisation de la ville de Al Hoceima (épicentre de la révolte – NDLR). J’ai écrit que les manifestants exprimaient des demandes sociales, qu’ils n’étaient pas des « séparatistes », que leurs arrestations étaient politiques.

J’ai travaillé sur les violences que la police a fait subir aux manifestants ; je décrivais dans mes reportages la ville fantôme qu’était devenue Al Hoceima en raison de la peur, de la violence et de la militarisation. J’ai écrit sur la souffrance des familles des détenus.

Par la suite, j’ai couvert les mouvements sociaux à Jerada et Zagora et toutes les manifestations sociales au Maroc.

Que devenez-vous aujourd’hui ? Continuez-vous le journalisme ? Sur quels terrains ?

HAJAR RAISSOUNI Je pratique toujours le journalisme. Il y a une semaine, j’ai quitté le journal Akhbar Al Youm. Je réside maintenant au Soudan depuis deux mois. J’ai travaillé avec plusieurs journaux. Je continue de suivre ce qui se passe au Maroc et j’exprime mes opinions à travers des articles. Je continuerai à défendre les droits humains, les droits des femmes, la liberté et la liberté de la presse.

Comment se relève-t-on lorsqu’on a été aussi violemment et injustement jetée en pâture dans l’espace public, médiatique ? Comment se reconstruit-on dans la sphère intime mais aussi familiale et publique ?

HAJAR RAISSOUNI Par la confiance en soi, par la lutte pour que ce qui m’est arrivé ne se répète pas avec d’autres femmes, d’autres journalistes. Avant de sortir de prison, je réfléchissais à la façon dont je retournerais à ma vie après avoir été diffamée par les journaux proches du pouvoir. La solidarité des gens, leur amour, le soutien de ma famille et mes amis m’ont permis de me relever.

Rifaat, mon mari, est un défenseur des droits humains, un militant soudanais. S’il a surmonté cette épreuve, c’est qu’il avait l’expérience du combat contre le régime autoritaire de Omar el Béchir (renversé en 11 avril 2019 après trente ans de règne – NDLR). Et puis j’appartiens à une famille militante, qui a considéré mon arrestation comme le prix de nos engagements politiques.

Votre affaire a soulevé d’importants débats sur les libertés individuelles au Maroc et sur les poursuites judiciaires visant les voix critiques. Elle a rappelé combien le corps des femmes était un champ de bataille au Maroc et combien la liberté de la presse était entravée. Comment jugez-vous à ce jour la situation des femmes et des journalistes dans ce pays ?

HAJAR RAISSOUNI Il n’y a pas de liberté de la presse au Maroc, il n’y a qu’une seule voix, celle du pouvoir, et la plupart des voix critiques sont en prison, diffamées par des journaux liés aux autorités ou cibles de harcèlement judiciaire. Les journaux indépendants sont confrontés à l’asphyxie financière…

Les droits des femmes ne sont pas respectés au Maroc : des lois criminalisent l’avortement, entravent les libertés individuelles. La loi ne rend pas justice aux femmes en cas de divorce, elle ne criminalise pas le viol conjugal, il n’y a pas d’égalité dans l’héritage. Les femmes sont écartées de la participation politique, des postes à responsabilité.

Le roi vous a gracié, pas la justice. Pour elle, vous restez coupable. Comment le vivez-vous ?

HAJAR RAISSOUNI Tous les Marocains sont en liberté provisoire avec une accusation toute prête, je ne suis pas une exception.

La grâce royale n’a eu aucune conséquence législative. Le code pénal continue de pénaliser les relations sexuelles hors mariage, l’homosexualité, l’avortement. En 2018, selon les chiffres officiels, 14 503 personnes au Maroc auraient été poursuivies pour débauche, 73 pour avortement. Entrevoyez-vous, de ce côté, de possibles processus de changement ?

HAJAR RAISSOUNI Je ne pense pas que ces lois changeront, parce que l’État les utilise pour arrêter des journalistes indépendants et des défenseurs des droits humains. S’il avait dû y avoir un changement, le débat suscité par mon procès l’aurait provoqué.

L’État est intelligent. Il prête aux islamistes le refus de changer ces lois. Mais la vérité, c’est qu’aucun parti, quelle que soit son orientation, ne détient le pouvoir au Maroc. Si les vrais dirigeants du pays voulaient changer ces lois, ils le feraient. Mais ils ne le veulent pas.

Des voix toujours plus nombreuses – associations de défense des droits humains, féministes, société civile – dénoncent l’instrumentalisation des affaires de mœurs et de violences sexuelles par le pouvoir marocain à des fins politiques et répressives pour bâillonner les voix critiques, les opposants et journalistes. En quoi cette instrumentalisation nuit-elle à la cause des femmes ?

HAJAR RAISSOUNI Malheureusement, l’État exploite les accusations de viol, de violences sexuelles pour bâillonner les voix critiques. Non parce qu’il serait un défenseur des droits des femmes, mais pour atteindre ses objectifs. Cela entraîne inévitablement de nouvelles atteintes aux droits des femmes, en renforçant les projections négatives à leur égard. Ce qui exacerbe les violences faites aux femmes. Cette instrumentalisation croissante des femmes par l’État pousse la société au mépris pour la condition des femmes, à l’incrédulité sur les allégations qu’une femme pourrait porter suite à un viol.

Vous étiez l’une des plumes de l’un des derniers quotidiens arabophones indépendants, Akhbar El Youm. Son directeur Taoufik Bouachrine a été emprisonné pour viol et traite d’être humains en 2018. Votre oncle, rédacteur en chef de ce titre, Souleimane Raissouni, est lui aussi en prison depuis mai 2020, en attente de son jugement suite à des accusations d’agression sexuelle sur une personne homosexuelle. Comment votre famille vit-elle ces événements ?

HAJAR RAISSOUNI L’arrestation de mon oncle Souleimane a été un choc pour nous tous. Il s’attendait à être arrêté, mais il ne connaissait pas la teneur des accusations au moment de l’arrestation. Nous pensions, comme lui, que les autorités laisseraient du temps s’écouler après mon arrestation, avant de procéder à la sienne. Mais le pouvoir a profité de la crise sanitaire causée par le coronavirus pour le mettre en prison.

Deux semaines avant l’arrestation de mon oncle Souleimane, nous avions le sentiment qu’il serait arrêté, surtout après la menace d’un journal lié au pouvoir, qui lui promettait la prison avant la fête de l’Aïd. Le même journal a publié une vidéo de son arrestation. On ignore comment ils ont été informés de cette arrestation.

Malheureusement nous avons vu la police l’emmener en prison sans convocation, ni plainte contre lui, sur simple décision du pouvoir. Ce qui nous a le plus attristés, c’est que nous ne pouvions pas le voir. Son avocat lui-même n’a pu lui rendre visite que deux semaines plus tard. Même en garde à vue, il n’a pu s’entretenir avec lui. Mon oncle a été privé de ses droits garantis par la loi. Il a laissé son fils de moins d’un an. Nous nous sentons tous visés ; la loi ne nous protège pas. La police est plus forte que la loi.

Nous ne disons pas que mon oncle est au-dessus des lois, mais nous exigeons qu’il bénéficie d’un procès équitable et d’une libération temporaire car il présente toutes les garanties pour comparaître libre devant le tribunal. Il est incarcéré depuis près de cinq mois. Il n’est qu’un suspect, malgré cela, il est en prison.

Que vous inspire aujourd’hui l’affaire Omar Radi, du nom de ce journaliste pris pour cible par le pouvoir marocain, aujourd’hui accusé de viol, ce qu’il nie farouchement ?

HAJAR RAISSOUNI Je suis solidaire de mon collègue Omar Radi. Le pouvoir s’est montré incapable d’étayer les accusations d’espionnage portées contre lui. Comme Taoufik Bouachrine et mon oncle Souleimane Raissouni avant lui, il s’est alors classiquement trouvé accusé de viol.

Omar a été arrêté en représailles pour ses investigations et pour avoir dénoncé la corruption. Malheureusement, le seul témoin de l’innocence de Omar, notre collègue Imad Stitou, est à son tour accusé de complicité de viol.

Je suis triste pour ce pays qui emprisonne ses meilleurs citoyens : les détenus du Hirak du Rif, Taoufik Bouachrine, mon oncle Souleimane et peut-être bientôt l’historien Maâti Monjib.

 

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