Philosophe de formation, Daniel Bougnoux est professeur (émérite) de théories de la communication à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal – Grenoble 3). Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur le sujet : La Communication par la bande (La Découverte 1991), Sciences de l’information et de la communication (Larousse coll. « Textes essentiels » 1993), La Communication contre l’information (Hachette, « Questions de société » 1995), Introduction aux sciences de la communication (La Découverte, coll. « Repères », 2002). Il a accompagné Régis Debray dans l’édition des Cahiers de médiologie (Gallimard puis Fayard), et aujourd’hui dans celle de la revue Médium (éditions Babylone). Spécialiste d’Aragon, il dirige l’édition de ses Œuvres romanesques complètes (cinq volumes) dans la bibliothèque de la Pléiade.
Vous êtes philosophe de formation, chercheur en communication, vous dirigez l’édition des œuvres romanesques d’Aragon. Comment peut- on voyager entre ces trois continents ?
Ce qui m’a le plus occupé récemment, je dois dire que c’est Aragon. Parce que, pour moi, c’est une œuvre majeure évidemment, et qu’à travers une œuvre majeure on apprend tout. Donc c’est l’université totale, c’est-à-dire tous les savoirs. Et d’abord, la langue, l’expression de soi, l’expression du monde, le réalisme, c’est sûrement une exigence capitale pour le monde que nous entrons, de la globalisation, des études culturelles croisées. Donc j’ai beaucoup appris avec le croisement de la poésie et du roman, le croisement des langues étrangères, des littératures étrangères, de l’ancien français et du nouveau. Enfin tout cela dans Aragon, il y a un brassage de cultures qui m’a enthousiasmé. Alors la communication prépare à ce type d’ouverture intellectuelle et d’exigence, de traduction, de sensibilité au monde des autres. Alors je pense néanmoins, toujours, que le roman est la meilleure école pour former cette sensibilité au monde des autres. Mais la communication qui parfois manque de style, au contraire d’un grand romancier, d’un écrivain, la communication, bien sûr, est le mot d’ordre de notre monde moderne. Donc à défaut de grande littérature, nous avons la communication pour nous entendre. Mais je persiste moi même dans mon for intérieur, dans mon privé, à penser que la vraie communication passe par la littérature.
Je vous cite : « nos sciences de l’information et de la communication progresseraient si elles se réclamaient un peu moins de la science ». Comment l’expliquer ?
Il y a une prétention universitaire, typiquement académique, à penser que la communication est une discipline qui s’ajoute aux sciences sociales lesquelles s’ajoutent aux sciences dures, de la nature…etc.. Or, évidemment, les régimes de prévision, de conceptualité, de scientificité, sont extrêmement inégaux et, il faut, je crois, en rabattre. C’est-à-dire qu’il faut être moins prétentieux sur le plan de la rationalité scientifique. Il faut admettre le rôle du flou, le rôle du rêve, de l’imaginaire, de la culture populaire dans la formation de la conscience de l’homme moderne et de l’homme cultivé. Par exemple en communication on considère que la culture de masse n’est pas indigne de l’homme cultivé, que la radio, les variétés, la chanson, le film, les peoples, les magazines ne sont pas, sans pertinence, parfois, pour déchiffrer le social. Donc cela aussi, c’est une sablés académique en nous. Mais en même temps, c’est une ouverture humaine importante. Et donc j’ai aimé cette discipline parce qu’elle est en dialogue avec des non disciplines extérieures et la culture de masse.
En ce qui concerne ce qu’on a convenu d’appeler « le printemps arabe », dans votre intervention, j’ai remarqué que vous vous basez sur « changements » de Waltzlawick, en parlant surtout de « un peu plus de la même chose ». Est ce que vous ne voyez pas que le « printemps arabe » c’est plutôt « un peu plus de la même chose », c’est-à-dire que c’est la solution donnée qui est le problème ?
Il y a une terrible ironie de l’histoire qui fait, quand même, en effet, en pensant changer de régime, on a ouvert la porte à des forces, que ce régime qu’on voulait supprimer, lui-même supprimait. Et donc on a peut être fait un pas en arrière plutôt qu’un pas en avant. Et ça c’est terrible, parce que évidemment, les acteurs sont pris dans le dos. Il y a une espèce de contre-pied historique, une grimace de l’histoire qui est terrible. Néanmoins, les gens ne se laisseront pas confisquer la capacité de mouvement et donc, peut être, l’acquis principal c’est la dynamique, le fait que, irréversiblement, on a été capable de renverser un pouvoir séculaire, un pouvoir ancien, et c’était impensable et, il s’est arrivé. Et donc, l’histoire est ouverte, l’histoire est en marche. Et donc, il y a quand même un horizon d’attente, il y a une espérance qui n’est pas prête de s’éteindre, et ça c’est un progrès positif quelque soit les déception. C’est quand même une preuve que, il y a un mouvement possible. Alors la mobilisation populaire, l’équilibre des forces, passera peut être par d’autres moyens qu’avant. Et là on change de cadre. Avec notamment les nouvelles technologies, on peut espérer qu’il y aura grâce aux réseaux sociaux une alternative aux anciens pouvoirs. Tout le monde espère ça. On va étinceler, on va voir, c’est assez ouvert comme question. Mais il y a beaucoup de rêves et d’utopies et il y a en même temps de terribles batailles devant nous. On le voit en Syrie. C’est épouvantable. Et là, la situation est franchement tragique. Et donc, l’histoire n’est pas telle que nous l’espérons, et c’est la leçon généralement de l’histoire. C’est qu’elle n’arrive pas comme on veut qu’elle arrive, et en même temps l’histoire est en marche.
*étudiant chercheur en Master Traduction communication Journalisme Ecole Supérieure Roi Fahd de Traduction Tanger
Interview de Daniel Bougnoux, fait le mardi 12 novembre 2013 à l’école supérieure Roi Fahd de Traduction à Tanger, à l’occasion de l’ouverture de la 18ème conférence annuelle de l’Association Arabo-américaine des Enseignants chercheurs en Communication (AUSACE) tenue à l’école du 11 au 15 novembre 2013.